par Olivier Marboeuf, publié dans Christine LaquetUNE BRÈVE HISTOIRE DE TOUT ed. FRAC des Pays de la Loire, 2013.
Il y a plusieurs manières d’aborder le travail de Christine Laquet. L’une des lectures possibles s’intéresserait aux artefacts et peut-être plus précisément encore aux instruments que convoque l’artiste et qui relèvent tous à leur manière d’une science, archaïque ou moderne. Une science dont les objectifs – la capture et la preuve – sont ici détournés pour donner à voir, à ressentir un moment précis, un seuil d’apparition.
L’artiste nous invite à un récit de l’attente dont nous supposerons ici que la figure centrale a plus à voir avec l’éclaireur qu’avec le chasseur. Imaginer un récit et s’intéresser à la dimension spéculative de ce travail suppose un mouvement de circulation entre les artefacts, les œuvres devenant alors au-delà de leur présence propre les indices d’une histoire sous-jacente et l’exposition, tour à tour une fable ou une archéologie.
L’une des tensions les plus intrigantes de cette œuvre est ainsi la relation aux objets qu’elle induit, tant ils sont à la fois ouvragés à dessein d’une séduction assumée et cependant disposés sur notre chemin comme les intercesseurs – les objets-éclaireurs- d’un monde invisible. De ce point de vue, ils énoncent conjointement à leur technè – et à la «fonctionnalisation» de l’objet moderne – un vocabulaire symbolique et archaïque qui rappelle l’intrication des pratiques de la chasse avec celles de la magie. Ce double énoncé, cette double «fonction» est sans nulle doute ce qui fait du travail de Christine Laquet un territoire troublant où se confrontent deux forces en lutte dans la modernité; deux approches concurrentes dans la recherche d’une saisie du Réel: le rite et la science.
C’est en gardant à l’esprit cette double fonction de l’outil que nous pouvons inscrire l’œuvre de Christine Laquet sous l’hospice de la chasse. Ce rite est alors à imaginer dans son régime étendu. Il faudra pour ce faire le penser dans une autre écologie que celle de l’Occident, en remettant en cause la centralité de l’homme dans la Nature, et plus loin encore, la relation entre la proie et le chasseur puisque tout indique ici que la capture nécessite une transformation, un devenir autre. Cette expansion du régime sensible – que suppose notamment la performance You should never forget the jungle et ses citations chamaniques et de manière plus ténue la vidéo Tir de nuit – se heurte là aussi à une forme de réduction dystopique. Le cliché Vanité expose un appareil de surveillance dissimulé dans un cadre bucolique. L’observation fonctionne en boucle. L’homme se regarde lui-même regardant. C’est l’étape finale du paradoxe de la mesure qui ne rend plus compte que de l’observateur et évacue le sujet même de l’expérience. Un homme qui maîtrise tant son environnement, se l’approprie de manière si radicale qu’il créé une science du soi, ce que pourrait supposer une lecture particulière de la ritournelle de la grille qui ouvre l’exposition: Une brève histoire de tout devient Une brève histoire de toi.
C’est à cette effet de balance que nous invite l’artiste – un effet de suspension entre deux champs magnétiques, un couteau suspendu – un mouvement qui alterne le laisser venir, un art de l’accueil du monde dans le soi – «une brève l’histoire de tout» – et à l’inverse une volonté de prise et de maîtrise, de projection du soi sur le monde une brève histoire de toi. La langue servira ainsi tout autant à nommer, qu’à faire glisser le sens dans un rite de transformation tant lacanien que chamanique. Les images peintes s’exposeront comme des trophées mais aussi comme des vœux, des rêves, comme le vocabulaire rupestre d’une communication entre les espèces.
L’exposition de Christine Laquet s’ouvre par l’un de ses instruments paradoxales de la chasse. Un objet-éclaireur qui joue parfaitement cette musique de séduction menaçante.
Dans le hall lumineux, une gigantesque canne à pêche se courbe en silence au-dessus de nos têtes. Son hameçon est orné d’un leurre bariolé qui offre par sa fantaisie un joyeux contre-point à l’intrigante dimension de cet arsenal. C’est une forme d’accueil, d’introduction. Mais c’est aussi l’énoncé simple d’un autre principe actif dans l’œuvre de Christine Laquet. Plutôt qu’associé à sa prise – comme les pêcheurs se photographient debout aux côtés de leur poisson – l’instrument est souvent ici rendu à lui-même, confronté à son apparente solitude, à son propre poids, sa propre (dé)mesure.Distance est prise cependant tant avec le readymade qu’avec l’écomusée par un jeu d’échelle et de matière qui trouble en quelque sorte sa citation littérale. Nous sommes en présence d’espèces: au sens d’une espèce de canne à pêche, une espèce de balançoire, de grille. Ce que pose d’emblée l’artiste, c’est la question de la présence en mettant en scène des instruments de capture qui sont aussi des instruments d’attente, les outils d’un art du «ce qui vient».D’où un certain goût pour les formes suspendues – un couteau, une balançoire… – qui n’ont rien de légères tant elles supposent que quelque chose peut arriver, se tient dès le début au-dessus de nos têtes comme une menace qui jamais ne nous quitte, un récit des possibles, une «histoire de tout».Une histoire à double titre; comme retour dans le présent du passé –une archéologie – mais aussi comme fabulation – c’est-à-dire comme art du futur qui ne cherche pas à le prévoir, ni à le figer: une saisie sans prise qui prend ses distances avec ce qu’Isabelle Stengers nomme la «futurologie». Difficile d’ailleurs de fixer notre attention sur les seuls objets qu’expose l’artiste, sur un «qu’est-ce que c’est?» sans parvenir tout à fait à éloigner une autre question tout aussi prégnante: «à quel moment sommes-nous?» Et à voir revenir par un tour inédit des questions propres à l’anthropologie – et plus précisément à la mise en exposition de ses artefacts. L’objet existe-t-il en dehors de son usage, du rite qu’il appelle? Est-il chargé d’une magie? Est-ce un vestige ou le signe le plus aigu de ce qui va surgir de l’ombre? Alors que l’emprunt par l’artiste des procédures de la photographie et de la vidéo scientifiques renvoie clairement à l’obsession moderne de la preuve, le moment qu’elle convoque installe son projet clairement du côté du contemporain tel que l’énonce Giorgio Agamben. Nous sommes dans «ce qui ne cesse d’arriver» plutôt que dans le «ça voir», dans le temps élastique de l’attente. C’est ce moment qu’énonce clairement le film Tir de nuit car il n’y est pas tant question de voir le loup – ce qui relève de la fonction première du dispositif que détourne l’artiste – mais d’apprendre à regarder l’absence de loup et les infinies variations de cette absence. On pourra à volonté savourer le balai scintillant des yeux des autres créatures de la forêt venues se rouler avec plaisir dans la boue fraîche de ce coin de bois, c’est bien lorsque l’écran se vide, indiquant de nouveau une menace, quand l’image fait le noir – comme on fait le blanc pour calibrer les couleurs d’un tournage diurne – que s’ouvre le moment décisif de cette œuvre. Ce capteur de présence devient alors une manière de se ressaisir du vide, d’une nouvelle intensité de l’écran noir qui signifie ici une formidable densité de possible.
Si la performance enregistrée You should never forget the jungle met directement en scène deux personnages – l’artiste et le performeur Robert Stejn- l’ensemble des œuvres que rassemble Christine Laquet est tenue par une autre figure, invisible celle-ci. Comme nous le supposions plus haut, le rite de la chasse permet d’éclairer certains aspects du travail de l’artiste à la condition de prendre ses distances avec ses trivialités. Considérer d’abord que la fonction première de l’outil est un leurre et qu’il est avant tout un intercesseur de ce qui n’est pas visible, un objet spéculatif plus qu’un outil de mesure ou d’efficience, encore moins de décoration. On ne chasse pas ici autre chose que ce fameux «ce qui vient», ce qui surgit de l’ombre. Ainsi l’outil tel que définit n’appelle pas tant un chasseur, qu’un éclaireur au sens que lui donne le philosophe Dider Debaise lorsqu’il propose une figure conceptuelle nouvelle incarnant la ligne spéculative: le speculi. L’éclaireur, c’est-à-dire celui qui guette, figure limite, visionnaire, tout entière dédiée à la projection et à la fois perdue dès lors qu’elle touche au but: voir l’ennemi, ce qui signe son arrêt de mort.
À l’aide d’œuvres généreuses, à la puissance visuelle indéniable, Christine Laquet jette peut-être discrètement le trouble, joue d’un art du leurre, guette à la manière d’un éclaireur pour nous conduire sur les traces de cet instant diffus, au seuil d’une apparition fatale mais insaisissable, celle du moment qui vient.